21 Oct 2025

Discours d’introduction lors de la cérémonie du centenaire de l’ESTACA : repenser et construire la mobilité au service du bien commun

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Le 16 octobre 2025, en ouverture de la soirée dédiée aux 100 ans de l’ESTACA, école d’ingénieurs spécialisée dans les transports et la mobilité, Jean‑Philippe Hermine, directeur de l’Institut Mobilités en Transition (IMT) a prononcé le discours ci-dessous.

« C’est un honneur pour moi d’introduire ces tables rondes consacrées à l’avenir du secteur des transports et de la mobilité, et par la même celui des entreprises et des métiers auxquels forme l’ESTACA. Qu’on m’ait confié cette tâche, compte tenu de mon parcours, est en soi un signe : celui que l’école, tout en restant fidèle à sa tradition d’audace et de créativité, est résolument tournée vers l’avenir, désireuse de relever les nouveaux défis avec responsabilité, et d’affronter les ruptures à venir pour si possible en devenir les champions.

Je m’attacherai, dans cette introduction, à rappeler quels sont ces défis et ces ruptures qui bouleversent notre secteur. Ces dernières sont loin d’être purement technologiques.

Mais permettez-moi d’abord de parler un peu de moi. Non pas parce que c’est mon sujet favori, mais pour illustrer mon propos. Comme beaucoup ici, je suis ingénieur – mais ingénieur géologue. La planète et ses ressources sont, depuis toujours, mon terrain de jeu. J’ai travaillé un temps sur les glaciers de l’Arctique et de l’Antarctique, à une époque où l’on commençait tout juste à mesurer l’ampleur du réchauffement climatique.

Et pourtant, ce sont vingt-cinq ans que j’ai finalement passés dans l’industrie automobile, principalement chez Renault, où j’ai eu la charge – et la chance – d’engager l’entreprise dans les grandes transformations liées à l’énergie, aux matériaux, à l’électrification, à la durabilité et à la circularité.

Depuis quatre ans, je dirige, au sein de l’IDDRI, un institut de recherche indépendant qui analyse les conditions d’une transition climatique réussie, en intégrant les dimensions sociales, industrielles et politiques – dimensions que nous considérons comme essentielles à ce succès.

Un géologue chez un constructeur, chargé de sujets de rupture… On est là, au cœur du croisement des disciplines et des enjeux systémiques. Cette capacité à mêler les points de vue, à confronter les perspectives, à gérer les contradictions, est sans doute l’une des compétences clés de l’ingénieur et du chef d’entreprise de demain. C’est, au fond, le cœur du message que je souhaite vous faire passer ce soir.

Il y a cent ans, l’aviation sortait de son âge héroïque. La voiture devenait le symbole de la modernité. Les trains, eux, avaient déjà ouvert, un siècle plus tôt, de nouveaux horizons. Le charbon, moteur de ce progrès, commençait à s’effacer devant de nouvelles énergies.

C’était déjà un âge de ruptures technologiques, mais un âge guidé par une seule boussole : la performance. La performance technico-économique : plus haut, plus vite, accessoirement moins cher.

Le siècle passé nous a surtout appris que chaque progrès, lorsqu’il se généralise et devient addictif, finit par produire ses propres excès – excès d’impacts ou de dépendance. Les impacts marginaux d’hier sont devenus les enjeux majeurs d’aujourd’hui – et ils seront les défis structurants des générations à venir.

Le transport, aujourd’hui, représente près de 16 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, et plus de 25 % en Europe. Ce qui fut symbole du lien, d’émancipation et d’ouverture, est devenu – paradoxalement – une menace pour le climat et les écosystèmes qui nous font vivre.

C’est le premier défi, le plus structurant et la dessus notre responsabilité est claire : réinventer la mobilité pour qu’elle cesse d’aggraver les crises qu’elle a contribué à créer. Progresser, désormais, ne veut plus dire aller plus vite ou plus loin, mais avancer sans épuiser le monde. Passer le mur du son fut une prouesse ; avancer en préservant les limites de la planète est un défi tout aussi complexe, et tout aussi exaltant.

Mais l’enjeu n’est pas seulement climatique. Il est aussi social et industriel. Social, d’abord : l’avion reste un privilège : 1 % de la population mondiale effectue plus de la moitié des vols. En France, un ménage sur deux consacre plus de 15 % de son revenu à ses déplacements.

La liberté de mouvement, au cœur du contrat social d’après-guerre, rendue possible par un réseau routier dense et l’accès au véhicule particulier, s’est transformée, pour certains, en dépendance, voire en précarité de mobilité. Distances domicile-travail qui s’allongent, congestion, budgets en hausse… Le pacte implicite mobilité/liberté hérité des Trente Glorieuses est à réinventer. Les Gilets jaunes nous l’ont rappelé.

Sur le plan industriel et géopolitique, les défis sont tout aussi considérables. Notre liberté de circuler nous a rendus dépendants du pétrole : une énergie miraculeuse qui aura mis 400 millions d’années à voir le jour, est devenue à la fois poison climatique et boulet géopolitique – à la fois la source des conflits des décennies passées et la cause de notre incapacité ou paralysie à les résoudre.

L’avenir appartient aux véhicules qui se passeront des énergies fossiles. A des véhicules plus efficients et plus sobres aussi, non seulement en énergie mais également en matières premières. Mais l’avenir est également aussi à l’ingénierie de véritables systèmes de mobilité multimodaux, mieux articulés entre eux, plus fluides, plus synergiques.

La nouvelle liberté, ce sera le choix : y compris celui de pouvoir ne pas posséder un véhicule parce que des alternatives existent. 

La révolution numérique et l’intelligence artificielle – une nouvelle rupture majeure – peuvent y contribuer, en rendant la multimodalité plus fluide et performante pour l’usager.

Dans le maritime, ces nouveaux outils peuvent aider à optimiser routes et vitesses, donc les consommations et les émissions. Dans l’aviation, elles peuvent contribuer à éliminer la formation des traînées. 

Mais attention là encore aux l’excès : aux gadgets et fonctions d’infotainment dont l’utilité est questionnable, qui accroissent la dépendance aux métaux critiques, rendent les véhicules plus rapidement obsolètes ou exorbitants à réparer, sans oublier qu’ils compliquent grandement le recyclage.

Or, ces révolutions technologiques, l’Europe en a déjà partiellement perdu le contrôle et c’est là notre cinquième défi. La Chine détient 60 % des brevets mondiaux sur les batteries, raffine 70 % des métaux critiques, possède 45 000 km de lignes à grande vitesse, et forme plus d’un million d’ingénieurs par an. Ce qui fut un eldorado industriel pour l’Europe est devenu une menace de dépendance technologique, voire stratégique. La Chine est passée du « learn » au « lead » en 10 ans, grâce à une ambition industrielle bien ciblée et une rigueur d’exécution.

Face à cela, l’Europe hésite encore à engager et mener une vraie politique industrielle : une politique à la fois ambitieuse et protectrice, concentrée sur des priorités claires en termes technologique et d’infrastructures. Une politique qui s’appuie sur un cadre réglementaire stable et prévisible, dotée de budgets dédiés et relayée par une fiscalité assumée et ciblée capable d’orienter la demande ou de créer des marchés protégés pour ses entreprises. 

Si ce cadre fait défaut ou est en permanence remis en cause, les entreprises risquent la paralysie, tentées par une procrastination confortable à court terme… Mais désastreuse à long terme.

Accepter que nous soyons entrés dans le crépuscule de l’ère du pétrole – comme ce fut le cas pour le charbon il y a cent ans – n’est pas simple pour tout le monde. La résistance interne du secteur est forte, et c’est là sans doute le dernier des défis qu’il nous faut relever. Peut-être le plus complexe pour nos sociétés et systèmes démocratiques qui favorisent le statu quo ou les évolutions lentes et progressives. Les peurs du changement sont parfois instrumentalisées dans le champ politique, ajoutant encore de l’incertitude à la complexité – laissant ouverte la porte aux stop & go ou retours en arrière.

Ainsi, les appels à la « neutralité technologique » ou à la « dérégulation » se multiplient : séduisants a priori, ils nous éloignent d’une politique volontariste, claire et persévérante dans ses priorités.

Dans le transport routier par exemple, certains misent encore sur les agrocarburants ou les e-fuels pour éviter l’électrification. Mais ces carburants seront rares au regard des besoins. Ils seront coûteux et, de fait, accaparés par les modes qui n’ont pas d’alternative et pourront les payer : l’aviation et le maritime. L’électrification des véhicules, pourtant, est imbattable par son efficience, pour sa capacité à devenir complètement décarbonée et du fait des gains de souveraineté qu’elle apporte. Les industriels ne  peuvent cependant pas engager ses transformations technologiques seuls ou par altruisme environnemental : les décideurs publics doivent assumer cette bascule avec constance, courage et avec soutien à la hauteur des enjeux.

Je conclurai en disant que les transports et la mobilité, leviers de liberté et de développement collectifs ou individuels, peuvent devenir des chaînes invisibles – énergétiques, économiques, environnementales ou géopolitiques.

Le défi du XXIᵉ siècle est d’articuler droit au mouvement, devoir de sobriété, recherche de souveraineté et ambition d’équité. Notre secteur doit apprendre à naviguer en évitant les icebergs annoncés, sans déni, et à voler sans oublier la gravité des questions posées. Les générations futures nous jugeront à l’aune de ce que nous aurons entrepris. Cela nous oblige.

Dans ce contexte, le rôle de l’ESTACA est plus crucial que jamais : rester un creuset d’invention et d’audace, mais en intégrant ces nouvelles dimensions – des carburants alternatifs à la sobriété, du hardware au software, jusqu’à l’intelligence artificielle et ses implications éthiques – qui dépassent la culture traditionnelle de l’ingénieur.

Il convient dorénavant de penser le progrès d’abord comme une responsabilité. Aujourd’hui, l’horizon n’est plus la frontière entre le possible et l’impossible, mais celle entre le souhaitable et le néfaste, entre le bien commun et le superflu. Une technologie ne s’imposera plus par sa seule performance, mais par son impact social, environnemental et industriel.

Le comble pour une école du mouvement serait de faire du surplace – mais j’ai confiance que l’ESTACA et ses partenaires sauront relever tous ces défis. »