15 Juil 2025

L’Europe doit investir dans une filière batterie continentale : un socle stratégique pour une industrie et une balance commerciale résiliente

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Jean-Philippe Hermine
Directeur Général
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Marine Hautsch
Chargée de projet métaux critiques & recyclage
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Le secteur des batteries n’est pas seulement central pour la décarbonation de la mobilité ; il est également crucial pour le leadership technologique de l’Europe, sa balance commerciale et sa souveraineté économique, bien au-delà du secteur des transports. Les batteries constituent une technologie clé, indispensable à l’électrification de l’industrie (industrie lourde, défense…) et à l’intégration des énergies renouvelables. Leur valeur stratégique s’étend à l’ensemble des chaînes d’approvisionnement, soutenant des secteurs essentiels aux transitions verte et numérique de l’Europe.
Un large éventail de projets industriels – de l’extraction et du raffinage des matières premières au recyclage de haute qualité – dépend de la mise en place d’une chaîne de valeur compétitive dans le domaine des batteries en Europe. Sans un écosystème local solide, le continent serait exposé à des pertes d’emplois, à un creusement de son déficit commercial et à une capacité d’innovation réduite, compromettant ainsi son leadership industriel.

1. Le coût de l’inaction : pourquoi l’Europe doit investir dans l’industrialisation des batteries

⏺ Compétences locales et capacité d’innovation : Développer l’expertise industrielle de l’Europe est essentiel pour rester dans la course aux futures améliorations ou avancées majeures de cette technologie encore récente.

Le secteur recèle encore un fort potentiel d’innovation (dans la chimie, bien sûr, mais aussi dans l’efficacité des procédés de production), mais seuls les acteurs qui réussiront leur industrialisation pourront pleinement exploiter ce potentiel.
Perdre la capacité de production de batteries signifierait bien plus qu’un simple déclin économique : cela entraînerait la perte de contrôle sur l’innovation technologique, les normes industrielles et les savoir-faire critiques.
La compétitivité future repose sur la capacité à maîtriser les processus industriels et à les déployer à grande échelle. Si l’Europe n’investit pas maintenant dans ces compétences, elle manquera l’occasion de capter l’innovation encore disponible dans ce secteur.

Pour réussir, l’Europe doit apporter un soutien ciblé aux projets de batteries dès les premières phases de développement et de montée en puissance. Les récentes difficultés rencontrées par certains fabricants européens de batteries révèlent les défis de l’industrialisation initiale de cette technologie complexe. Sans soutien immédiat pour construire une base industrielle solide, il sera encore plus difficile, long et coûteux de déployer les technologies de batteries de nouvelle génération.
À l’inverse, investir dès maintenant facilitera leur émergence, leur industrialisation et leur déploiement.

Contrairement au photovoltaïque, où l’Europe n’a jamais établi de domination industrielle, les batteries sont profondément liées à l’un de ses points forts industriels : le secteur automobile. Le risque ici n’est pas seulement de rater une opportunité, mais de perdre un avantage compétitif déjà existant.

⏺ Un retour sur investissement significatif et un impact positif sur la balance commerciale si l’UE réussit à localiser la valeur ajoutée de la production des batteries

L’IMT a récemment proposé un ensemble de mesures pour l’émergence d’une industrie européenne des batteries, incluant une estimation des aides publiques nécessaires pour soutenir temporairement le développement d’un écosystème complet. Les enjeux en termes de PIB, de valeur ajoutée et de création d’emplois justifient l’effort requis.

Dans le seul secteur automobile, les batteries, étant une source de valeur essentielle dans les véhicules électriques, représentent 30 à 40 % de la valeur ajoutée de ces véhicules. L’UE produisant environ 12 millions de voitures par an, et avec une valeur moyenne de batterie d’environ 7 000 €, localiser ne serait-ce que 50 % de cette valeur d’ici 2032 (objectif du plan « Battery Booster » de l’UE pour 2030) générerait environ 42 milliards d’euros de PIB annuel.
En comparaison, le soutien public requis pour développer cette industrie est estimé entre 5 et 10 milliards d’euros par an pendant cinq ans.
Au-delà du PIB, le secteur des batteries représente un fort potentiel d’emplois. Un rapport de Strategic Perspectives estime qu’en combinant des standards élevés de durabilité et des mécanismes de préférence européens, 449 000 emplois industriels pourraient être créés d’ici 2035 en Europe1Strategic Perspectives. (2025). Lead markets: driving net-zero industries made in Europe. Brussels. Retrouvez-le ici : https://strategicperspectives.eu/lead-markets/, dont 54 000 dans la seule fabrication de batteries.
Ce sont des emplois à forte valeur ajoutée, qui contribuent aux finances publiques via l’impôt, les cotisations sociales et le développement régional.
L’enjeu est aussi d’éviter une perte de leadership européen dans l’automobile. Ce secteur emploie actuellement 13 millions de personnes dans l’UE, soit 7 % de la main-d’œuvre2ACEA (2024) https://www.acea.auto/figure/employment-trends-in-eu-automotive-sector/. Sans une chaîne d’approvisionnement compétitive en batteries, l’Europe s’expose à un risque de délocalisations, des retards d’investissement et des pertes d’emplois, notamment dans les régions déjà dépendantes des industries automobiles et aux batteries. Sans intervention stratégique, l’Europe risque de perdre à la fois son leadership industriel et sa stabilité socio-économique.

⏺ Balance commerciale et souveraineté : éviter les déficits structurels et la dépendance

La dynamique commerciale renforce l’urgence. La Chine domine aujourd’hui les chaînes de valeur mondiales qui permettent la fabrication de batteries, avec plus de 70 % de la production de cellules et près de 90 % du raffinage des matériaux critiques. Cette surcapacité structurelle affecte les marchés mondiaux, et sans une réponse coordonnée et rapide, l’Europe risque la marginalisation.
Cette dépendance à un acteur géopolitique unique expose l’Europe à des risques concrets de rupture d’approvisionnement en cas de tensions diplomatiques, de conflits commerciaux ou de restrictions à l’exportation, comme cela a été observé dans le secteur des semi-conducteurs.
Le déficit commercial de l’UE en batteries est passé de 1 à 16 milliards d’euros en dix ans3Pardi, T., Alochet, M., Jullien, B., & Kuyo, A. (2025). Made in Europe. Local content policy for the European automotive industry. Actes du Gerpisa, Gerpisa, 44. Retrouvez-le ici : https://gerpisa.org/node/8350.. Rien qu’avec la Chine, il est passé de 414 millions à 19,4 milliards. Sans la Chine, l’UE reste excédentaire, ce qui souligne à la fois le défi et l’opportunité stratégique de la filière.

2. Conditions d’émergence d’une industrie européenne des batteries

L’Europe dispose encore d’atouts majeurs : une main-d’œuvre industrielle qualifiée, une forte capacité technologique, et une tradition d’excellence en ingénierie. Mais pour transformer ces atouts en leadership, une stratégie coordonnée est nécessaire pour surmonter les défis de montée en puissance industrielle.
De plus, le développement d’un écosystème européen des batteries doté de normes environnementales et sociales strictes est un facteur crucial d’acceptabilité du marché croissant des véhicules électriques. Une production locale permet aussi un meilleur contrôle de l’empreinte carbone des batteries, en réduisant les émissions liées au transport des matériaux et à la logistique, et facilite le développement d’une véritable économie circulaire pour les matériaux critiques utilisés.
Le secteur des batteries stimule également l’innovation et la demande dans des industries connexes telles que les matériaux chimiques, le raffinage des métaux et les composants électroniques, générant ainsi des effets multiplicateurs bénéfiques pour l’ensemble du tissu industriel européen.
Des initiatives comme PowerCo, Verkor ou ACC montrent un élan prometteur dans la fabrication de cellules, mais l’écosystème reste fragile sans soutien durable. Un rapport du Gerpisa confirme que de nombreux projets lancés depuis 2020 rencontrent aujourd’hui des difficultés de viabilité, alors que les concurrents chinois et américains montent en puissance avec un appui public et privé4Pardi, T., Alochet, M., Jullien, B., & Kuyo, A. (2025). Made in Europe. Local content policy for the European automotive industry. Actes du Gerpisa, Gerpisa, 44. Available at: https://gerpisa.org/node/8350 coordonné.

Pour bâtir une industrie résiliente et compétitive, l’Europe doit se concentrer sur quatre priorités (voir la policy brief de l’IMT pour plus de détails) :

  • Offrir un accès à une énergie décarbonée à faible coût
  • Accélérer le transfert de technologie et le déploiement industriel dans l’UE (y compris par l’investissement direct étranger, sous conditions)
  • Fournir un soutien financier ciblé et temporaire aux premières phases d’industrialisation, dimensionné pour combler l’écart de compétitivité et absorber la courbe d’apprentissage (y compris l’inefficacité de production et la réduction des pertes)
  • Créer des marchés pilotes, d’abord via des règles de commande publique ou des incitations ciblées, puis progressivement par des exigences réglementaires d’intégration de matériaux ou composants produits dans l’UE, avec des restrictions stratégiques sur les exportations de déchets

Pour être efficaces, ces mécanismes de soutien doivent être conçus et mis en œuvre à l’échelle européenne, et non fragmentés entre États membres. Seul le niveau européen garantit une concurrence équitable au sein du marché unique et évite une course aux subventions. Les aides doivent être attachées aux objectifs de politique industrielle (transition verte, sécurité énergétique, leadership numérique) pour garantir la cohérence des politiques.

L’Europe doit aligner ses politiques industrielles, fiscales, environnementales et réglementaires autour d’une stratégie d’investissement unifiée. Le soutien public ne doit pas être appréhendé comme une subvention, mais comme un investissement stratégique raisonnable au service de la souveraineté, du climat et de la compétitivité industrielle. En cas de retard, les coûts — économiques, stratégiques et environnementaux — seront bien plus élevés et pourraient compromettre définitivement la capacité de l’Europe à développer ce secteur.

  • 1
    Strategic Perspectives. (2025). Lead markets: driving net-zero industries made in Europe. Brussels. Retrouvez-le ici : https://strategicperspectives.eu/lead-markets/
  • 2
    ACEA (2024) https://www.acea.auto/figure/employment-trends-in-eu-automotive-sector/
  • 3
    Pardi, T., Alochet, M., Jullien, B., & Kuyo, A. (2025). Made in Europe. Local content policy for the European automotive industry. Actes du Gerpisa, Gerpisa, 44. Retrouvez-le ici : https://gerpisa.org/node/8350.
  • 4
    Pardi, T., Alochet, M., Jullien, B., & Kuyo, A. (2025). Made in Europe. Local content policy for the European automotive industry. Actes du Gerpisa, Gerpisa, 44. Available at: https://gerpisa.org/node/8350