04 Avr 2024

Première édition du leasing social : leçons d’un succès mal anticipé

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Jean-Philippe Hermine
Directeur Général
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Marjorie Mascaro
Responsable développement
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En mars 2022, entre les deux tours de l’élection présidentielle, Emmanuel Macron annonçait une mesure phare : un leasing social de véhicules électriques à 100 euros par mois. Après une longue période de gestation, le dispositif a été ouvert au public le 1er janvier 2024 avant d’être refermé après six semaines seulement, victime d’un trop grand nombre de demandes, au regard notamment de l’enveloppe budgétaire envisagée et de l’offre de véhicules disponibles. Le succès rencontré démontre la pertinence de la mesure et justifie qu’elle prenne de l’ampleur dans les années à venir, mais impose également que le dispositif évolue pour tenir compte des enjeux mis en lumière par cette première édition. Dans ce billet de blog, l’Institut Mobilités en transition dresse un bilan de cette première phase de mise en œuvre et propose des pistes d’évolution pour faire du leasing social un outil efficace de transition, contribuant notamment à la résolution de problèmes structurels de précarité ou de dépendance des ménages concernés.

Leasing social : caractéristiques et arbitrages budgétaires

En janvier 2024, après deux ans de consultation, le gouvernement dévoile les modalités de ce nouveau dispositif. Selon les arbitrages réalisés, il sera réservé aux 50 % des Français les plus modestes, qui sont dépendants de leur véhicule dans le cadre de leur activité professionnelle quotidienne 1 Conditions d’éligibilité : avoir un revenu fiscal de référence par part inférieur à 15 400 € et pouvoir justifier de plus de 8 000 km annuels réalisés dans le cadre d’une activité professionnelle ou d’un trajet domicile-travail supérieur à 15 km.. Le schéma est celui d’une LLD (location longue durée) ou d’une LOA (location avec option d’achat) classique. La prime de l’État peut atteindre jusqu’à 13 000 € et permet de couvrir entièrement l’apport initial requis. Les mensualités varient entre 40 et 150 € selon les modèles de véhicules. Les véhicules éligibles doivent tous atteindre un score environnemental minimal (correspondant à celui défini par l’ADEME 2 définie aux articles D. 251-1-A et R.251-1-B du code de l’énergie et dans l’Arrêté du 7 octobre 2023. pour l’octroi du bonus écologique), ce qui exclut, par exemple, quasiment tous les modèles produits en Chine. Enfin, la durée du contrat devra être de trois ans, renouvelable une fois, avec la possibilité de résilier sans frais par anticipation en cas de perte d’emploi.

La proposition est attractive, et séduit rapidement un grand nombre de Français, alors que le gouvernement s’est montré plutôt prudent en prévoyant initialement 25 000 véhicules seulement pour le lancement du dispositif. En six semaines, le leasing social est victime de son succès – la plateforme a enregistré 90 000 demandes – et le gouvernement doit très vite geler le dispositif d’enregistrement qui dépasse le dimensionnement initialement prévu, tant en termes de volumes disponibles côté constructeurs (ces derniers proposent les modèles qu’ils souhaitent introduire dans le dispositif et s’engagent sur des volumes) qu’en termes budgétaires (environ 650 millions d’€).

En effet, le leasing social est inclus au même titre que la prime à la conversion et le bonus pour l’acquisition de véhicules électriques dans l’enveloppe consacrée aux aides pour le verdissement du parc de véhicules, dotée de 1,5 milliard d’euros dans la loi de finance 2024. Pour le ministère des Finances, répondre à l’engouement en assurant le financement des 50 000 commandes finalement validées, tout en restant dans l’enveloppe budgétaire allouée au total, était une condition. Ceci impliquait nécessairement que d’autres dispositifs soient moins dotés. Les arbitrages se sont portés sur une baisse de 1 000 euros des montants du bonus réservé aux particuliers pour l’achat de véhicules électriques (profitant généralement aux ménages les plus aisés) et sur une suppression des aides à l’achat pour les entreprises (ce qui n’est pas sans leur poser de difficultés en termes de construction de leur stratégie et trajectoire de verdissement de leur flotte, même si elles continuent de bénéficier d’autres avantages fiscaux, tels que la TVS et l’amortissement). Dans ces conditions, comment renouveler le dispositif en 2025 et résoudre la difficile équation de l’équilibre budgétaire au sein d’une enveloppe définie ? Quelles sont les leçons à tirer de cette première expérience ?

Retour sur le processus de consultation mené en amont des arbitrages et des annonces

Pour cette mesure, le gouvernement a fait l’effort de l’écoute et d’une consultation large, notamment des acteurs économiques traditionnels – les constructeurs et les grandes sociétés de leasing, généralement filiales de banques françaises –, mais également de la société civile préoccupée par les aspects sociaux de la transition et très favorable à la mise en place d’un tel dispositif. L’IMT qui portait déjà cette proposition avant son annonce, a produit tout au long de l’année 2023 des analyses socio-économiques, et des reconstitutions des budgets mobilités des ménages, pour contribuer à bien paramétrer le dispositif en termes d’efficacité et d’équité. Une partie de ces travaux a été rendue publique dans une publication conjointe avec T&E en mai 2023 3 Une partie des travaux menés par l’IMT dans ce cadre en 2023 (analyses socio-économiques, reconstitutions des budgets mobilités des ménages, afin de contribuer à bien paramétrer le dispositif en termes d’efficacité et d’équité) a été rendue publique : « Un leasing social avec des voitures 100 % électriques, fabriquées en France et en Europe, c’est possible ! », https://www.transportenvironment.org/discover/un-leasing-social-avec-des-voitures-100-electriques-fabriquees-en-france-et-en-europe-cest-possible/ .

Nous préconisions (T&E, Iddri, 2023) un modèle sensiblement différent de celui retenu, notamment (1) sur le point de l’éligibilité des ménages que nous ciblions sur des populations plus contraintes, appartenant aux déciles 1 à 4, et surtout (2) sur la durée, non pas de l’engagement des ménages, mais du maintien du véhicule dans le dispositif (10 années), avec un véhicule qui pouvait passer d’un ménage à un autre (en occasion donc, mais toujours sous la forme d’un leasing social), avec des montants de remise en état intégrés dans le budget entre chaque contrat. Cette proposition, qui conduit à réduire en partie l’enjeu de l’incertitude autour de la valeur résiduelle à trois ans, permet d’obtenir des loyers mensuels sensiblement identiques, mais avec une prime d’entrée pour la puissance publique divisée par deux. Enfin, de même que pour le dispositif gouvernemental, nous avions imaginé la couverture de l’État pour les impayés.

Nos motivations et préoccupations sur ces deux points étaient de limiter le coût du dispositif par ménage éligible ou par véhicule entrant dans le dispositif, et donc d’en multiplier le nombre. Notre proposition permettait d’atteindre plus de ménages éligibles pour un coût budgétaire moindre et de prévenir à court terme la perturbation crainte sur le marché de l’occasion.

Ces propositions restent selon nous valables pour l’évolution du dispositif en 2025.

On pourrait se demander alors pourquoi à ces propositions a été préféré un montage finalement très proche des pratiques traditionnelles des entreprises de leasing actuelles (offres généralement dispensées à des ménages beaucoup plus aisés). En effet, le dispositif de 2024 s’apparente finalement à une LLD ou une LOA classique avec une prime d’entrée très élevée couverte par l’État ; en d’autres termes, une forme de canal de vente additionnel « as usual » mais dé-risqué, destinée à une nouvelle catégorie de population.

Ce qui a joué, face à l’incertitude sur le succès d’une mesure très innovante, c’est en grande partie la volonté des acteurs en place de préserver leur position et un modèle d’affaires traditionnel déjà bien maîtrisé. Ils se sont d’ailleurs positionnés, de manière assez volontariste et altruiste pour certains, comme les porteurs naturels du dispositif. Nous avions pour notre part imaginé une coopération ou l’intermédiation d’autres acteurs pour la mise en place de la mesure auprès des populations cibles : les collectivités (la question des ZFE nous semble liée à la question de l’éligibilité) et les acteurs sociaux.

La difficulté rencontrée par les acteurs historiques du leasing est qu’ils travaillent principalement avec une clientèle beaucoup plus solvable, différente dans ses moyens et aspirations, que celle à laquelle doit s’adresser cette mesure sociale, et qui leur est (et c’est compréhensible) plus difficile à appréhender. Il en a résulté de la prudence, qui s’est traduite par une proposition d’éligibilité accrue (jusqu’au 5e décile de revenu) pour assurer le succès et l’acceptation de la mesure, au risque (1) d’un succès trop rapide, ce qui fut le cas, et (2) de concentrer l’offre vers les ménages plus aisés du spectre des ménages éligibles (le 5e décile, D5), au détriment des plus précaires (D1 à D4). Une analyse socio-économique des ménages finalement dotés sera indispensable pour établir ce point.

La tâche de l’État s’est vue compliquée également par la résistance initiale des constructeurs qui, dans un premier temps, se sont relativement opposés à une forme d’interventionnisme dans le marché avec une proposition nouvelle de modèle d’affaires, pouvant potentiellement perturber le marché de l’occasion (qu’ils contrôlent en grande partie).

Certains constructeurs ont également craint qu’il leur soit demandé de détourner des volumes de vente de modèles récents sur lesquels ils attendent des succès et espèrent des marges importantes (bien supérieures à celles que pourrait leur garantir l’État sur des véhicules moins richement équipés). Ou, à l’opposé, qu’il leur soit demandé de maintenir des productions anciennes ou faiblement rentables sans atteindre les volumes qui justifient une telle décision. Une part de pragmatisme légitime donc, mais une autre part de dogmatisme sur la légitimité de la puissance publique à être un acteur direct ou indirect sur le marché ou les choix industriels. Cette réticence a entravé la co-construction avec l’État d’une opportunité industrielle pour les constructeurs nationaux, qui nous paraissait essentielle pour ce projet. Il nous semble pourtant évident qu’un dispositif, inscrit dans le temps, proposant un canal d’écoulement nouveau et prévisible (un marché additionnel et quasi captif car protégé par l’introduction de critères environnementaux ou sociaux : empreinte carbone, réparabilité, etc.) représente un intérêt stratégique fort, notamment dans un moment où certains s’interrogent sur les dispositions pour rendre attractive la production de petits véhicules (segments A et B) en France et en Europe.

La bonne nouvelle est que devant le succès du dispositif, on a vu apparaître en janvier-février, une proposition accrue de modèles éligibles et de volumes correspondants, pour doubler les capacités du dispositif de 25 000 véhicules prévus initialement à 50 000.

Enfin, pour être complet sur les difficultés de l’exercice, on peut mentionner au départ un slogan relativement enfermant, « 100 euros par mois », qui a fort heureusement été dépassé pour offrir une gamme plus large de prix de 70 à 150 euros, selon les modèles. L’objectif principal à ne pas perdre de vue étant de concevoir une proposition favorable pour les ménages ciblés, qui permette de réduire et de sécuriser leur budget mobilité actuel basé sur l’utilisation de véhicules d’occasion, souvent très anciens, plus consommateurs d’un carburant dont le prix est loin d’être stable.

Dans une affaire comme celle-ci, il est facile après coup de réécrire l’histoire et de prétendre que le scénario était écrit. Ce n’est pas notre intention et il nous faut reconnaitre que nous avancions aussi de notre côté des propositions pour lesquelles nous n’étions pas complétement assurés de leur efficacité étant donné le caractère innovant de la mesure. Nous avions bien réalisé des focus groupes avec un acteur important du leasing en France, portant sur des populations D1-D4, impactées par les ZFE, qui nous avait fait comprendre la pertinence du dispositif pour les ménages précaires et dépendant de leur voiture, mais pas nécessairement leur adhésion. On peut donc comprendre que pour ce premier exercice, les pouvoirs publics aient choisi une forme de prudence et de s’en remettre a priori à l’analyse des acteurs traditionnels qui maitrisent leur modèle d’affaire. Cela étant, à la lumière des effets et de l’engouement de cette première édition, nous sommes tous collectivement en capacité et en responsabilité de faire des propositions pour proposer un dispositif adapté, plus efficient et plus large.

 

Quelques orientations pour la nouvelle édition

Assurer un suivi et une évaluation transparente

Le leasing social est un outil nouveau, qui doit nécessairement s’accompagner d’un rapportage et d’un suivi pour en évaluer l’efficacité, tant d’un point de vue social (profils des bénéficiaires, évolution du budget mobilité, etc.), industriel (impact sur le marché de l’occasion et évolution des valeurs résiduelles), qu’environnemental (nature des véhicules remplacés par le dispositif, nombre de km parcourus en électrique vs thermique, etc.). Ces éléments sont indispensables pour garantir l’impact et l’évolution du dispositif sur plusieurs années. Cette évaluation devra être établie en toute transparence par un tiers de confiance, par exemple le Commissariat général au développement durable (CGDD).

Considérer et tester un modèle ajusté en termes de durée et de coût

Une contribution unitaire de l’État réduite (nos simulations amenaient à considérer 7 000 euros par véhicule pour la prime d’entrée dans le dispositif, puis un montant de remise en état de 2 000 euros) aurait permis d’élargir significativement le nombre de bénéficiaires. En effet, des véhicules neufs, spécifiquement dédiés au leasing social pendant 10 ans, auraient permis de réduire le risque pour les loueurs en limitant les incertitudes sur la valeur résiduelle (puisque l’on sait que la décote se réalise principalement sur les premières années d’usage) et l’impact sur le marché de l’occasion. Pour mémoire, T&E et l’Iddri (2023) dressent les contours d’un mécanisme plus ambitieux, pouvant atteindre jusqu’à 900 000 véhicules en leasing d’ici 2030 en conservant une enveloppe budgétaire annuelle pour la conversion du parc automobile autour d’un milliard d’euros.

Renforcer le ciblage du dispositif vers les bénéficiaires les plus fragiles et les plus affectés par la transition

Le conditionnement de cette aide à des critères de dépendance et de précarité est essentiel pour réorienter la dépense fiscale et créer un narratif positif autour d’une transition juste. Ainsi, réserver le leasing social aux quatre premiers déciles de revenus (versus cinq premiers actuellement) permet de maximiser l’impact social et environnemental de la mesure. En effet, les ménages les plus modestes sont en moyenne détenteurs de véhicules plus anciens, le passage au leasing électrique représente donc une réduction des coûts d’usage plus importante, ainsi que des gains environnementaux plus élevés. De la même façon, au sein des déciles 1 à 4, réserver un quota significatif de véhicules aux usagers détenteurs de véhicules Crit’Air élevés, affectés par la mise en place des ZFE, permet d’apporter une solution concrète contribuant à réduire les émissions de polluants.

S’appuyer sur les collectivités territoriales concernées par les ZFE

En plus de subir les conséquences d’une pollution locale trop élevée, les collectivités territoriales sont en première ligne des difficultés et des tensions liées à la mise en place des ZFE. Construire le leasing social comme un partenariat entre l’État et les collectivités est un moyen d’apaiser le dialogue entre les parties prenantes. Pour les collectivités territoriales, il s’agit de proposer une alternative crédible à l’exclusion de certains véhicules, et pour l’État de s’appuyer sur un relais local, autant pour atteindre le public cible que pour partager la charge financière. En effet, les aides à la conversion proposées actuellement par les collectivités dans le cadre des ZFE pourraient devenir des compléments du dispositif de base. De même, le lien de proximité avec les potentiels bénéficiaires et les acteurs locaux de l’écosystème mobilité fait des collectivités un acteur légitime pour contribuer à la gouvernance et au suivi du dispositif.

Faire du leasing social un levier pour promouvoir de nouvelles pratiques de mobilité

La transition des mobilités repose sur une combinaison de leviers complémentaires. L’électrification est centrale, mais d’autres leviers tels que le report modal ou la réduction des kilomètres parcourus ont un rôle à jouer. Parmi eux, l’optimisation de l’usage du système routier actuel par l’amélioration du taux d’occupation présente un potentiel significatif. Le leasing social pourrait donc être fléché en partie vers les détenteurs s’engageant dans une démarche de covoiturage régulier. Cette condition permettrait de maximiser l’efficience environnementale du dispositif et de démultiplier l’offre de mobilité partagée.

Construire ce dispositif comme un projet à visée industrielle

Une programmation pluriannuelle, avec un engagement financier constant sur plusieurs années (intégré à la stratégie pluriannuelle de financement de la transition écologique) permettrait de construire une trajectoire pour un marché additionnel et largement anticipable pour les constructeurs. Le renforcement des critères environnementaux pour les véhicules éligibles (score environnemental, réparabilité des véhicules ou des batteries) est de nature à sécuriser des décisions d’offre dans les gammes, de localisations industrielles et de choix de conception, pour lesquels les constructeurs nationaux sont souvent bien positionnés.

Finalement, le leasing social est devenu une réalité et un succès en France. Il est intéressant de noter que les dirigeants des deux constructeurs nationaux le présentent désormais comme un outil utile et présentant un potentiel au niveau européen. Néanmoins, c’est une innovation qui doit pouvoir s’ajuster et s’inscrire dans une programmation pluriannuelle pour réellement dévoiler tous ses avantages, y compris sur le plan industriel et sur l’émergence d’une offre de véhicules ad hoc.

L’IMT est candidat à travailler à l’analyse socio-économique de cette première édition en termes d’impact et d’efficience, ainsi qu’à la concertation sur les évolutions souhaitables du dispositif dans les années à venir.

  • 1
    Conditions d’éligibilité : avoir un revenu fiscal de référence par part inférieur à 15 400 € et pouvoir justifier de plus de 8 000 km annuels réalisés dans le cadre d’une activité professionnelle ou d’un trajet domicile-travail supérieur à 15 km.
  • 2
    définie aux articles D. 251-1-A et R.251-1-B du code de l’énergie et dans l’Arrêté du 7 octobre 2023.
  • 3
    Une partie des travaux menés par l’IMT dans ce cadre en 2023 (analyses socio-économiques, reconstitutions des budgets mobilités des ménages, afin de contribuer à bien paramétrer le dispositif en termes d’efficacité et d’équité) a été rendue publique : « Un leasing social avec des voitures 100 % électriques, fabriquées en France et en Europe, c’est possible ! », https://www.transportenvironment.org/discover/un-leasing-social-avec-des-voitures-100-electriques-fabriquees-en-france-et-en-europe-cest-possible/